World Association of News Publishers


Discours d’Anabel Hernández pour la remise du prix de la Plume d’or de la liberté

Language switcher

Discours d’Anabel Hernández pour la remise du prix de la Plume d’or de la liberté

Article ID:

15496

Vivre

d'Anabel Hernández

 

Il y a un an et neuf mois si on m’avait dit que je serais ici aujourd’hui, jamais je ne l’aurais cru. Chaque jour, je suis surprise par la vie et j’ouvre les yeux sur un pays qui se consume petit à petit, où plus de 60 000 personnes ont trouvé la mort en six ans, exécutées par le gouvernement ou des groupes criminels. Leurs yeux ne s’ouvriront plus jamais. Je suis surprise de pouvoir embrasser mes enfants, ma mère ainsi que mes frères et sœurs dans un pays où plus de 18 000 enfants, adolescents et parents ont disparu dans cette drôle de guerre contre le narcotrafic. Leurs familles ne les embrasseront plus jamais.

En décembre 2010 lorsque le livre « Les seigneurs de la guerre » (The Drug Lords), fruit d’un travail journalistique d’investigation, a été publié, j’ai été condamnée à mort par des officiels de haut rang du ministère de la sécurité publique du président Felipe Calderón pour avoir parlé de ses relations avec les kidnappeurs et le Cartel Sinaloa, le plus puissant cartel au monde selon la police antidrogue des États-Unis (Drug Enforcement Administration). Depuis le 1er  décembre 2010, ma tête est mise à prix et ce jour-là, j’ai décidé de lutter pour ma vie. Depuis j’ai presque perdu tout ce à quoi je tiens le plus. Ma famille a été attaquée, mes sœurs ont été harcelées dans leurs maisons par des bandits armés, mes sources d’information sont maintenant sur la liste des personnes portées disparues, ont été tuées ou injustement emprisonnées. Chaque jour, je vis avec ce poids sur le cœur, ne sachant jamais lorsque mon tour viendra.

Le monde regarde ce pays qui se consume, mais ne comprend pas bien ce qui s’y passe et par conséquent ne voit pas que cela pourrait se passer dans n’importe quel pays de la planète. J’ai eu la chance de parler à des journalistes du monde entier qui sont venus au Mexique ces dernières années pour vivre l’expérience de ce monde empreint de terreur et de mort. Ils viennent à la recherche de fusillades, de cadavres et de morceaux de corps ; ils comptent le nombre de pendaisons et interviewent les personnes agressées, mais ne vont jamais jusqu’au fond du problème. 

Le lauréat du prix Nobel de littérature, Mario Vargas Llosa, a dit une fois qu’il existait au Mexique « une dictature parfaite ». Aujourd’hui au Mexique c’est « une parfaite
dictature criminelle ». Le régime le plus répressif de tous les temps est un mélange entre le pouvoir du crime organisé et le pouvoir politique et économique grâce à un système basé sur la corruption et l’impunité. Cette société somnolente divisée par l’indifférence ou la terreur est l’environnement parfait permettant à ce régime pervers de se maintenir en place et de prospérer. De penser, dire ou écrire ce genre de choses est plus dangereux au Mexique que d’être trafiquant de drogue ou de travailler pour eux.

C’est ce pouvoir qui a assassiné des milliers d’enfants, adolescents, femmes et hommes innocents. C’est ce pouvoir qui a mis la main sur certaines parties du territoire mexicain et soumis la population à un régime où règnent la terreur, l’extorsion, les enlèvements et l’impunité. C’est ce pouvoir qui porte atteinte à la liberté d’expression, ce pouvoir qui a exécuté 82 journalistes en une décennie, a causé la disparition de plus de 16 journalistes et en a menacé des centaines, comme moi par exemple. 80 % de ces cas ont eu lieu pendant le mandat du président sortant actuel, Felipe Calderón.

C’est ce pouvoir qui s’assure que les crimes à l’encontre des journalistes restent impunis. Pour apaiser l’opinion publique et la communauté internationale, le gouvernement du Mexique, pays considéré aujourd’hui comme le plus dangereux au monde pour les journalistes, prétend avoir mis en place un parquet fédéral spécial pour protéger les journalistes et enquêter sur leurs meurtres. Ce bureau n’a rien fait d’autre sinon de dissimuler le consentement des gouvernements fédéral et locaux vis-à-vis des meurtres des journalistes. Son budget a été réduit de 74 %, ce qui laisse entrevoir l’intérêt porté par le gouvernement à ce bureau, et 90 % des cas restent impunis. Dans un seul cas sur dix, l’auteur prétendu des faits a été emprisonné.

La crise mexicaine a été désastreuse en ce qui concerne la liberté d’expression. Les médias ont peur et préservent leurs intérêts économiques. Ils ripostent à peine lorsque leurs journalistes sont tués, menacés ou disparaissent. Cette inaction est en partie due au manque de solidarité au sein du syndicat et aux égoïstes parmi les médias, mais aussi parce que le gouvernement a fait des journalistes assassinés et de tous ceux qui essaient de les défendre des criminels. Les familles ne peuvent rien entreprendre sinon ramasser les morceaux des journalistes torturés et démembrés jetés dans des sacs poubelles. Elles ne peuvent que se taire et baisser la tête lorsque l’infâme gouvernement, sans aucune preuve, clame que les journalistes étaient impliqués dans le narcotrafic.

Il y a un an et neuf mois, j’ai compris que cela ne suffisait pas de survivre à ces actes barbares. Sentir le vent souffler sur mon visage, respirer de l’air pur et contempler les sourires de mes chers enfants ne me suffisent pas. Vivre pour se taire n’est pas une vie quel que soit l’endroit sur la planète. Vivre en se taisant alors que la corruption, le crime et l’impunité règnent dans mon pays est comme mourir. Je continue à dénoncer la décadence au Mexique et la complicité des hommes politiques, des fonctionnaires de l’État et des hommes d’affaires au plus haut niveau avec les cartels de la drogue mexicains. La société mexicaine a besoin aujourd’hui de braves et honnêtes journalistes prêts à se battre et je pense que la communauté internationale et les médias doivent réfléchir plus profondément à la situation au Mexique et nous aider à atteindre nos objectifs. Sans liberté d’expression, il ne peut y avoir ni justice ni démocratie.

Aujourd’hui, vous me décernez la Plume d’or de la liberté. Je ne me suis jamais attendue à un prix en récompense de mon travail. Je dédie et décerne symboliquement ce prix à tous les journalistes mexicains dont les voix ont été réduites au silence par leur mort, leur disparition ou par la censure. Je le décerne aussi à tous ces journalistes mexicains qui quotidiennement continuent d’informer et de dénoncer quel que soit le prix qu’ils auront à payer. 

Je me battrai jusqu’à mon dernier souffle, même s’il s’agit d’une très modeste contribution, pour que nous, les journalistes, ne soyons pas forcés de nous agenouiller devant le narco-État. Je ne sais pas combien de jours, de semaines, de mois, d’années il me reste. Je sais que je figure sur la liste noire d’hommes très puissants qui resteront impunis avec leurs poches remplies de pots-de-vin issus des affaires de drogue et une mauvaise conscience pour leurs actes innommables. Je sais qu’ils attendent le moment de mettre leurs menaces à exécution à un prix politique infime. Je sais que je n’ai rien d’autre que la vérité, ma voix et mon travail de journaliste pour me défendre.

Si cela arrive un jour, souvenez-vous de moi comme vous me voyez maintenant : debout. Je ne veux pas être juste un chiffre de plus sur la liste des journalistes tués. Je veux être un chiffre de plus sur la liste des journalistes qui ont lutté pour leur vie.

Il est vrai que nous, les Mexicains, sommes nous-mêmes responsables de notre disgrâce, mais j’espère que la communauté internationale ne continuera pas à faire preuve de mollesse devant l’empire du narco-État mexicain, dont les problèmes ne se résoudront pas avec la fin du gouvernement de Felipe Calderón. J’espère que les autres pays protégeront leurs frontières et leurs économies contre ce pouvoir grandissant et qu’ils ne donneront jamais refuge à ceux qui sont responsables, qu’ils soient ex-présidents, présidents, hommes d’affaires ou trafiquants de drogue.

Je veux vivre, mais vivre en se taisant est juste une autre forme de mort.

 

Auteur

Rodrigo Bonilla's picture

Rodrigo Bonilla

Date

2012-09-28 02:54

Contact

Related nodes

Connue pour ses reportages d’investigation sur la corruption et les abus de pouvoir dans les milieux politiques mexicains, la journaliste et écrivain mexicaine Anabel Hernández a reçu la Plume d’or de la liberté 2012, le prix annuel pour la liberté de la presse de l’Association mondiale des journaux et des éditeurs de médias d’information (WAN-IFRA).

Auteur

Andrew Heslop's picture

Andrew Heslop

Date

2012-06-11 10:04

The Golden Pen of Freedom is WAN-IFRA's annual award recognising individuals or organisations that have made an outstanding contribution to the defence and promotion of press freedom. En savoir plus ...

In countless countries, journalists, editors and publishers are physically attacked, imprisoned, censored, suspended or harassed for their work. WAN-IFRA is committed to defending freedom of expression by promoting a free and independent press around the world. En savoir plus ...